Francacophonies et histoires de profs
Classe de seconde, Akiko et moi discutons :
"- J'ai la morale dans les chaussettes.
- LE moral ; LA morale c'est "le bien ou le mal", ta conscience, etc. LE moral c'est dans ta tête, quand ça va ou pas.
- Oui, LE moral."
Akiko, japonaise née sur l'archipel que je connaissais et voyais presque tous les jours depuis un an et des poussières, ne parlait que japonais à la maison. Regardait la télé en français et japonais, lisait d'abord en japonais, ensuite les cours et les livres demandés en classe (autant dire pas les plus passionnants du répertoires) en français. Un peu d'anglais et d'italien aussi, mais beaucoup moins. Son français était lacunaire. Comme celui de mon inséparable camarade de classe de deux ans plus tôt, française pur jus, mais en retard de trois années déjà et qui avait conscience d'un apprentissage de l'orthographe déplorable, dont je corrigeais les cahiers au fur et à mesure de nos prises de notes, quand elle ne copiait pas directement sur moi pour être sûre de ce qu'elle écrivait.
Ces deux jeunes filles ont fait de moi, une simple camarade de classe, puis une amie, une prof de français "avant l'âge". Il y a quelque mois, entrant en classe pour aider des Sri Lankaises de 15 ans à améliorer leur français, je leur ai parlé d'Akiko. Et quand je parle de mes débuts de prof, je remonte à mes 14 ans, avec ma meilleure amie. Qui a été ma première "élève". La vérité est que j'ai été davantage son élève que le contraire. Elle m'a appris infiniment plus que je ne lui ai laissé, en commençant par ma vocation, en finissant par la passion de son magnifique pays, et en passant par le sens de l'amitié.
Ces deux jeunes filles donc, me remerciaient de les aider. De les corriger. Je les corrigeais, elles me répondaient "merci" et se reprenaient.
A table ou ailleurs, comme souvent, avec maman :
"- On va peut-être recevoir un autre cadeau gratuit, je vais...
- Ca s'appelle un pléonasme ça, un cadeau c'est forcément gratuit. On dit bien pléonasme, c'est ça?
- Oui, c'est une formule tautologique. Un raisonnement de Toto. (intervention fort à propos de GH, qui était là)
- Oui, bon, mais là n'est pas la question, je parle de XX, je pense à plein de choses en ce moment, je suis un peu occupée là. C'est très chamboulé ma vie ces derniers temps, tu permets que je parle?"
Erreur de ma part. Grosse erreur. De mon point de vue, j'entends parler un des français bancals à longueur de temps, je lis aussi de plus en plus un des français bancals (un jour j'écrirai peut-être l'éloge du blogueur orthographiquement poli, si reposant pour tant d'entre nous...) et Internet n'est pas la principale source d'horreurs linguistiques, puisque les marchands par correspondance et la télé s'y mettent copieusement (et co-pieusement, pieusement ensemble) depuis quelques années.
J'entends donc, et lis beaucoup d'horreurs, qui à force d'être dites et lues sont assimilées par mon entourage. Je considère que mon entourage a le droit de bénéficier de mes lumières linguistiques afin d'avoir un vocable, un dialecte comme disaient mes professeurs d'université, plus élégant. Et par la même occasion, de mon côté de prof, je fais reculer l'invasion d'horreurs françaises en tous genre qui me polluent la conscience linguistique. Je suis prof, oui, je suis française aussi, donc les fautes des autres m'énervent souvent, sauf que très souvent je me retiens de le dire ET que je reconnais les miennes. Cf. ce qui suit. Avec Maman, donc, je glisse deux-trois précisions pour elle, et pour moi. J'estime que je le puis.
De son côté, Maman se sent agressée, rabaissée par sa propre fille, qui a le culot de regarder le doigt au lieu de contempler la lune sagement, et de la laisser s'exprimer à son idée. "Nitt, tu es prof mais tu es ma fille d'abord, laisse parler ta mère!"
Pardon Maman. Mais la langue française est si belle quand on la parle bien. Je fais des fautes moi aussi, mais je le sais et cherche toujours à m'améliorer, je voulais te permettre la même démarche. J'oubliais qu'on ne peut aider que celui qui veut être aidé.
Vous voulez savoir la différence entre un Français prof (je veux dire un "authentique", un prof avide de connaissances, un prof qui enseigne par passion et qui se sait encore élève en tout) et un Français tout court?
Quand on lui enseigne quelque chose, quel que soit le sujet, quand on lui fait une remarque orthographique ou articulatoire constructive, le prof vous remercie. Le Français se sent agressé, dévalorisé, et ne trouve rien à vous dire qu'une justification bancale sur "là n'est pas la question". Ou encore il cherche un moyen de vous dévaloriser à votre tour, ramenant tout le monde, d'après lui, au même niveau.
D'après moi, il s'enfonce davantage, si enfoncement il y avait eu.
Une autre? La différence entre le prof et le Français de nature, toujours, mais du côté de celui qui fait la remarque, qui apporte le savoir.
Le vrai prof le fait en voulant élever celui à qui il s'adresse (autre raison d'être du nom "élève") en lui apportant un savoir qui lui fait défaut. Dans l'esprit du prof, cette démarche permet à l'autre d'accéder à un niveau de connaissance (et donc d'intelligence, les deux étant souvent liés) supérieur. C'est par amour du prochain, par passion de l'apprentissage, pour transmettre un savoir qui se meurt s'il n'est pas partagé.
Le Français tout court, lui, énonce son savoir pour montrer sa supériorité. Pour s'élever lui-même. Et c'est malheureusement ce que nombre de Français voient dans la démarche de la remarque orthographique, de la précision historique apportée par un passionné qui voulait juste partager, faire découvrir. La réaction légitime est de se sentir rabaissé et de chercher à rabaisser l'autre pour que cesse l'injustice sociale qui vient de naître, et dont ils sont/se sentent victimes. Dans le meilleur des cas, ils se justifient. Les vrais profs sont souvent victimes des autres...
Sur msn avec un ami, en octobre dernier :
"N - Tiens, si un jour tu me retrouve l'auteur de cette citation magnifique qui va suivre, tu auras gagné un truc. je sais pas encore quoi, mais je trouvera bien un jour
N - un auteur français qui discute avec un anglais. L'anglais lui dit d'un ton dédaigneux : Vous mes français, vous vous battez pour la terre. Nous, anglais, nous nous battons pour l'honneur!"
N - et le français lui répond du tac au tac : "oui, on se bat toujours pour ce que l'on n'a pas"
N - j'ai jamais retrouvé QUI avait placé cette phrase.
B - Surcouf bien sûr
B - nitt, nitt....
B - tsssk, tsssk..."
(Par souci d'authenticité, j'ai humblement gardé mes fautes d'accord et de frappe, parce que oui, moi aussi j'en fais, je le sais et ça m'agace! Mais passons.)
Vous remarquerez que je commence par demander une information, avec récompense à l'appui parce que le renseignement que je demande me tient à coeur et que je le cherche depuis 6 ans. Je donne toutes les informations dont je dispose, histoire de faciliter la tâche à mon interlocuteur que je sais calé dans le domaine. Je fais donc beaucoup d'efforts pour sortir d'une situation de défaillance culturelle où je me trouve. L'interlocuteur en question me répond à grands renforts de "bien sûr", "tssk tssk" et autres jeux linguistiques destinés à me montrer que vraiment je suis l'unique habitante du fond du gouffre d'ignorance où je me tiens, la preuve que le gouffre est profond. Alors que c'est moi qui demandais à en sortir. (Est-il pire de s'acharner à rester au fond où d'essayer d'en sortir?)
Nous sommes amis. On s'entend bien, et entre amis on peut se dire des choses à la figure sans trop de détours. Eh bien, avec ça, (les tssk tssk, entre autres), ça n'a pas raté, je me suis crue obligée de me justifier.
Moi, la prof.
Il y a un mois et demi, environ, en discutant avec Calixte, que je garde avec ses trois frères. Nous étions à table, et il m'a appris quelque chose. Je ne sais plus quoi, je ne sais plus sur quel sujet, mais il a dit une phrase issue où bien tout droit de l'école, ou bien de la culture générale de son père et retenue à l'occasion. J'ai été épatée de voir mon savoir (maigre encore, si maigre quand je pense à tout ce que j'ignore et qu'il me faut apprendre dès maintenant) grandir, comme ça, en une phrase, grâce à un enfant de 4 ans et demi, bientôt cinq. Je l'ai remercié. Chaleureusement, les yeux brillants. Je l'ai valorisé pour ce morceau de culture que lui, si petit, venait de m'apporter. Il venait d'être mon professeur et je tenais à le lui faire remarquer.
Ainsi donc, je maintiens que nous sommes tous des profs les uns pour les autres, quel que soit notre âge, et c'est la raison pour laquelle je fais mon métier... de prof! Bravo, vous avez compris. Parce que j'apprends énormément à travers mes apprenants et que la joie de partager un savoir est immense.
En France, nous avons un truc qui gâche tout. Nous sommes irrités par les erreurs des autres, mais nous sommes trop prétentieux, orgueilleux et vains pour reconnaître les nôtres. Depuis que l'Académie Française existe (1635, fondée par Richelieu, seul organisme de son espèce je crois bien), une certaine partie de la population a décidé des premières normes de notre langue. Depuis la Révolution, nous nous prenons tous pour des Académiciens. Que l'un d'entre nous ose pointer notre langage du doigt, et il se prend immédiatement une salve de reproches dans la figure. Mais qu'il ose commettre une erreur linguistique devant nous, et nous nous ferons un plaisir de le lui faire remarquer.
Résultat? La planète francophone complète, Français exceptés - Parisiens en tête d'exception - nourrit des complexes d'infériorité linguistique. Les Québécois sont un un cas à part, ils nourrissent un complexe d'infériorité par rapport au standard français, tout en accusant violemment les Français de métropole de se laisser grignoter l'identité linguistique par les anglo-saxons. Ils se sont donc posés en maîtres de lexicologie. Pour les non-linguistes, je viens de dire que les Québecois reprochant aux français de laisser les anglo-saxons envahir notre langue par tout un tas de mots, luttent contre ce fléau en inventant des mots. "Courriel", "jouèb", en sont de très beaux exemples. "Magazinage" aussi. "Lit-king" beaucoup moins, mais passons. ^^
Ce serait tellement plus reposant si nous étions capables, tous, francophones de tous poils et surtout de métropole, de nous reconnaître capables d'erreurs quand nous parlons ou écrivons notre langue. Les Chinois ne connaissent pas la notion de norme linguistique, ni celle de grammaire. On n'apprend pas à parler sa langue à l'école, pour la simple raison qu'un enfant qui sait aligner trois syllabes sait parler. On le comprend, il parle. Point. Il apprend à écrire, mais parler, non. Il ne décortique pas ses phrases en cherchant le verbe, le sujet, l'article, parce que chez lui tout cela n'existe pas. Il apprend à dessiner les mots de façon à être compris, et ce toute sa vie. Mais pas à se surveiller quand il ouvre la bouche.
Vous voulez savoir ce que les Américains disent des français, linguistiquement? Qu'ils parlent "la main devant la bouche". Un Français ouvre la bouche, produit quelques sons. Oups, erreur. Il met la main devant la bouche, se reprend. Et continue son discours. Oups, nouvelle faute. Il se corrige. C'est normal, il est Français. Pardonnez-le. Ça le ralentit quand il s'exprime, il a oublié que l'essentiel est d'être compris le pauvre, mais si vous saviez comme on est coincé sur les normes linguistiques chez lui!
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Au fait, vous tous, prof, éducateurs ou juste passionnés de la langue française, trouvez-vous donc Chagrin d'Ecole de Danniel Pennac, dévorez-le et méditez à votre tour sur la beauté de l'enseignement... Au passage, Merci GH pour cette merveille qui, je le sens, va m' accompagner toute ma vie de prof pour m' aider à me rappeler pourquoi je suis là, et pourquoi j'ai voulu y être... Pas avec des cancres-oignons, certes, puisque j'ai choisi délibérément un public motivé, un public friandise, mais avec des personnes qui attendent de moi un savoir, une présence, des progrès, de la joie, une fierté toutes légitimes.